Inconscient & Conscience dans "A l'ombre des jeunes filles en fleurs" de Proust.
Nous
goûtions,
et si j'avais emporté aussi quelque petit souvenir qui pût
plaire à l'une ou à l'autre de mes amies, la joie remplissait avec
une violence si soudaine leur visage translucide en un instant devenu
rouge que leur bouche n'avait pas la force de la retenir et pour la
laisser passer, éclatait de rire. Elles étaient assemblées autour
de moi ; et entre les visages peu éloignés les uns des autres,
l'air qui les séparait traçait des sentiers d'azur comme frayés
par un jardinier qui a voulu mettre un peu de jour pour pouvoir
circuler lui-même
au milieu d'un bosquet de roses.
[…]
Pour la plupart les visages mêmes
de ces jeunes filles étaient confondus dans cette rougeur confuse de
l'aurore d'où les véritables traits n'avaient pas encore jailli.
[…] l'adolescence est antérieure à la solidification complète et
de là vient qu'on éprouve auprès des jeunes filles ce
rafraîchissement
que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, à
jouer en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle
recréation des éléments primordiaux de la nature qu'on contemple
devant la mer. […]
Quant
à l'harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis quelque
temps, par la résistance que chacune apportait à l'expansion des
autres, les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces
jeunes filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une après-midi
que nous jouions au furet. C'était dans un petit bois sur la
falaise. Placé entre deux jeunes filles étrangères à la petite
bande et que celle-ci avait emmenées parce que nous devions être ce
jour-là fort nombreux, je regardais avec envie le voisin
d'Albertine, un jeune homme, en me disant que si j'avais eu sa place
j'aurais pu toucher les mains de mon amie pendant ces minutes
inespérées qui ne reviendraient peut-être pas et eussent pu me
conduire très loin. Déjà à lui seul et même sans les
conséquences qu'il eût entrainées sans doute, le contact des mains
d'Albertine m'eût été délicieux. […]
La pression de la main d'Albertine avait une douceur sensuelle qui
était comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve
de sa peau. Cette pression semblait vous faire pénétrer dans la
jeune fille, dans la profondeur de ses sens ; comme la sonorité
de son rire, indécent à la façon d'un roucoulement ou de certains
cris.
Marcel
Proust, À l'ombre des
jeunes filles en fleurs, 1919.
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